Le champ politique ivoirien était resté figé depuis les années d’indépendance jusqu’en 1990. L’avènement du multipartisme va voir l’émergence de nouveaux acteurs ainsi que de nouvelles stratégies politiques dans ce champ. De 1990 à nos jours, le champ politique va se métamorphoser sous le prisme d’une dynamique des nouveaux acteurs qui vont se mettre en coalition pour contrer un autre parti ou coalition et/ou se donner plus de chances de remporter les élections. Cette dynamique du champ politique va donner plus de pouvoir au verbe. L’ancien Président Laurent Gbagbo (PR Gbagbo) sait « croiser le verbe » (Nanourogo Coulibaly, 2025) depuis l’époque où il était opposant au Président Félix Houphouët-Boigny, en passant par son passage au pouvoir (2000-2011) jusqu’à ce jour, 16 août 2025 à Yopougon, à la place Ficgayo où il a décidé de sortir de son silence à travers un discours de plus de quarante minutes marquant la fin des meetings Côcôcô. Dans ce premier article de la série, je vais analyser les éléments discursifs que le PR Gbagbo utilise pour s’opposer à la candidature du Président Alassane Ouattara (ADO), qu’il qualifie de 4ème mandat anticonstitutionnel.

Gbagbo a fait du Gbagbo, c’est-à-dire faire un show au cours d’un discours fleuve dont lui seul a le secret. Prise de parole pendant laquelle il a distillé, à travers un ton parfois posé, enjoué, sarcastique avec une voix grave ou aiguë, son message à ses partisans, sympathisants et adversaires politiques. À l’entame de son propos, il pose le cadre (théorie de framing) pour attirer l’attention sur la gravité. Son discours s’ouvre par une conjonction de coordination « 𝐌𝐚𝐢𝐬 » pour faire une transition, je dirais même une rupture après un remerciement et un rappel à l’ordre des militants qui tenaient des propos xénophobes à l’encontre du PR ADO en le traitant de « petit mossi » pour dire combien l’ordre du jour « est un sujet grave ».Après avoir défini la gravité de son sujet, il met les pieds dans le plat en se positionnant par son éthos comme le gardien de la constitution qui est le gage de l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Il évoque son implication directe dans la rédaction de la Constitution de l’an 2000 « Nous avons tous été des constituants ». Cette phrase est une passe d’arme directe au Président de la République à qui il va, un peu plus loin, parler avec un ton pédagogique en le rappelant en ces termes : « 𝐋𝐚 𝐂𝐨𝐧𝐬𝐭𝐢𝐭𝐮𝐭𝐢𝐨𝐧 𝐞𝐬𝐭 𝐜𝐥𝐚𝐢𝐫𝐞. 𝐋𝐚 𝐂𝐨𝐧𝐬𝐭𝐢𝐭𝐮𝐭𝐢𝐨𝐧 𝐞𝐬𝐭 𝐧𝐞𝐭𝐭𝐞. 𝐋𝐚 𝐂𝐨𝐧𝐬𝐭𝐢𝐭𝐮𝐭𝐢𝐨𝐧 𝐢𝐧𝐭𝐞𝐫𝐝𝐢𝐭 𝐚̀ 𝐮𝐧 𝐜𝐢𝐭𝐨𝐲𝐞𝐧 𝐝𝐞 𝐟𝐚𝐢𝐫𝐞 𝐩𝐥𝐮𝐬 𝐝𝐞 𝐝𝐞𝐮𝐱 𝐦𝐚𝐧𝐝𝐚𝐭𝐬 ». Ici, le Président Gbagbo utilise plusieurs concepts et théories pour se construire un éthos d’homme d’État légitime : la théorie du droit pour expliquer que le droit est constitué de règles claires et précises, la théorie de la démocratie qui met en avant la limitation du pouvoir pour éviter le phénomène de dynastie de pouvoir (Montesquieu), la théorie de l’intérêt personnel qui met en avant les agissements des individus selon leurs intérêts personnels.Dans la construction de son pathos, le PR Gbagbo invite Foucault à travers la théorie du pouvoir. Cette théorie met en avant les coulisses de l’exercice du pouvoir et relève les manipulations des individus dans cet exercice par la métaphore des moutons : « 𝐓𝐮 𝐚𝐬 𝐭𝐫𝐨𝐮𝐯𝐞́ 𝐭𝐞𝐬 𝐦𝐨𝐮𝐭𝐨𝐧𝐬, 𝐚𝐥𝐨𝐫𝐬 𝐭𝐮 𝐩𝐞𝐮𝐱 𝐭’𝐚𝐬𝐬𝐞𝐨𝐢𝐫 𝐬𝐮𝐫 𝐞𝐮𝐱 𝐭𝐚𝐧𝐭 𝐪𝐮𝐞 𝐭𝐮 𝐯𝐞𝐮𝐱 ». Cette métaphore pourrait expliquer et contredire l’idée avancée que les ivoiriens seraient d’avis pour un nouveau mandat du PR ADO, mais on pourrait dire que tous les ivoiriens ne sont manipulés et contrôlés (comme les « 𝐀𝐃𝐎 𝐦𝐨𝐮𝐭𝐨𝐧𝐬 » pour évoquer les partisans du PR ADO) : c’est une provocation maîtrisée et contrôlée.Le choix de Foucault ici est de montrer à ses interlocuteurs sa colère, son indignation morale face à un abus de pouvoir. Il pratique aussi le rire populaire pour être en symbiose avec son public en créant une intelligence collective.

Dans la construction de son pathos, il n’a pas convoqué Karl Marx, « Prolétaires du monde, unissez-vous » comme moteur de la révolte citoyenne, mais il a convoqué Laurent Gbagbo, opposant historique face à ce qu’il appelle « abus intolérable » par une répétition emphatique : « 𝐉𝐞 𝐫𝐞𝐟𝐮𝐬𝐞 ! 𝐉𝐞 𝐫𝐞𝐟𝐮𝐬𝐞 ! 𝐉𝐞 𝐫𝐞𝐟𝐮𝐬𝐞 ! »Pour construire son logos, le PR Gbagbo va s’appuyer sur la constitution comme un fondement indiscutable par l’usage d’un outil stratégique comme l’argument de l’absurdité : « 𝐓𝐮 𝐯𝐞𝐮𝐱 𝐟𝐚𝐢𝐫𝐞 𝟒. 𝐌𝐚𝐢𝐬, 𝐩𝐨𝐮𝐫𝐪𝐮𝐨𝐢 𝐭𝐮 𝐯𝐚𝐬 𝐭’𝐚𝐫𝐫𝐞̂𝐭𝐞𝐫 𝐚̀ 𝟒 ? 𝐒𝐢 𝐭𝐮 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟒, 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟓, 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟔, 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟕, 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟖, 𝐟𝐚𝐢𝐬 𝟗 𝐞𝐧 𝐦𝐞̂𝐦𝐞 𝐭𝐞𝐦𝐩𝐬 ». En stratégie, l’argument de l’absurdité est un outil puissant pour examiner et discuter différentes propositions en mettant à la lumière leurs limites logiques. Des auteurs comme Camus, Sartre, Beckett dans sa célèbre pièce de théâtre « En attendant Godot » traitent de l’absurdité. Cette expression du PR Gbagbo « Mais, pourquoi tu vas t’arrêter à 4 ? » met en exergue l’illogisme de la dérive.Dans ce premier article de la série de quatre articles consacrés à l’allocution du PR Gbagbo, j’ai essayé de démontrer comment ce dernier utilise les concepts et théories en sciences humaines et sociales pour construire sa rhétorique politique alignée sur l’éthos, le pathos et le logos pour dire non à un « quatrième mandat ».

Diaby Karamoko Beh Doctorant en Stratégie et Finance verte Analyste de discours & Linguiste numérique

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